Lettre à la Jonte

Je suis sur mon balcon, dans ma jolie cage dorée tout aux normes, avec le confort exigé par le petit blanc que je suis, et je fantasme un peu sur le terme « grandes voies » que j’entends régulièrement autour de moi ces derniers temps. C’est que sans y penser vraiment, je me suis inscrit à cette sortie dans la Jonte avec les copains du club.
Ça tombe sur les vacances scolaires, du coup je ne sais pas si ça va passer dans mon assommant planning familial, c’est vrai que quatre mômes ça ne s’éduque pas en faisant des claquettes.
Je vais passer les détails pour tenter de décrire ce qui m’est arrivé.

Après moult hésitations et retournements de situation, me voilà donc calé dans le Scénic avec une partie de l’équipe et une détermination chauffée à blanc depuis plusieurs jours déjà.
Attention faut voir ça à l’échelle du citadin qui grimpe de la résine sans vraiment savoir de quoi il parle, je ne suis franchement pas savoyard dans mon genre mais j’ai confiance en ceux qui m’entourent à ce moment-là. Tout repose là-dessus je pense.

Donc on rejoint Mr Lucas, on passe la nuit à Rodez on fait les courses le matin, c’est joli c’est gentil c’est bio c’est beau, blabla, etc.
Hop on file faire de la bonne couenne dans le Tarn ou Gérard de Cîmes 19 nous attend depuis un moment déjà ne sachant pas encore qu’il a affaire à des lémuriens : en retard par nature. Et déjà en arrivant tu sens le potentiel de patate que te réserve le coin, des gorges bordées de massives cathédrales de calcaire, comme des fusées prêtes à faire décoller les ambitions d’un aspirant grimpeur. L’ambition d’attraper une chimère à deux mains, fermement, de l’avaler, et d’en recracher quelqu’un de plus fort.

Donc on grimpe l’après-midi. Certainement une des meilleures sessions de ma vie (jusque-là), on balance pas mal, je constate que je ne fais pas trop caca dans mon survêt, et que même à 40 mètres je parviens à mettre en pratique tout ce que les autres m’ont transmis. On rencontre des mutants qui font du 8 sur 60 mètres à 14 piges, du BE qui prend des plombs de 10 mètres dans des trucs de déglingos. C’est mortel et ils ont le contact facile, on discute un peu je chaparde quelques infos, notes pour plus tard, l’expérience c’est une maison que l’on construit brique par brique, plus des petits legos que des gros parpaings.

Le soir venu on va au gîte, un endroit magique accessible uniquement en barque, genre mini-village très joli. Un truc vraiment surréaliste et en même temps très réel, carrément parfait avec une mini-place du mini-village, et une 6C qui arrive à la fenêtre d’une des chambres de la maison. Un peu trop parfait pour ne pas avoir le sourire aux lèvres juste en constatant que je suis ici, au creux de cette gorge sous le plateau du Larzac, je ne saurais écrire les odeurs de la forêt, le bruit de la rivière si clair que tu vois le fond de nuit avec une frontale, mais t’imagine bien que le film était complet.

Le lendemain, je pars avec Lucas à la gare pour choper Éloïse qui nous rejoint, et en avant les sacripants. Il s’agit de m’initier parce que tout faire au pied du mur, c’est mon truc ; donc ouais, je ne sais pas faire autre chose qu’un nœud de 8, ce qui en théorie est un peu déconnant pour faire de la grande voie, mais on verra bien car : c’est en  forgant que l’on devient grimpeur et c’est pas la théorie qui forge le forgeron... ou l’inverse je ne sais plus bref, une de ces approximations un peu foireuses, même si Camille s’est donné du mal à m’expliquer certains trucs la veille, et que sur le coup… je sais plus trop quoi.

C’est que la marche d’approche se termine et voilà mon pied, au pied du mur.
C’est la voie nommée « le Bitard » un truc facile et peu gazeux avec des relais conforts et rien qui dépasse le 5C. Ça se passe vachement bien, mais je sens bien que c’est un caillou gentil et complaisant qui ne cherche jamais à te faire peur et qui a toujours un p’tit baquet à te refiler. J’ai trop chaud mais à part ça, ça passe bien jusqu’à un petit plateau où tu te poses au coin d’un arbre. Super sympa, et du coup un point de vue imprenable sur les vraies voies tout autour s'offre à nous, avec des vrais grimpeurs dedans. Ronan m’avait dit que d’ici je comprendrais déjà de quoi on parle.
Effectivement tu comprends tout de suite que ce n’est pas le même jeu pour demain. Je vois au loin des lémuriens, sous les ombres des vautours, dans un gaz vertigineux, petits bouts d’humains, si brefs dans leur existence, qui s’accrochent à si peu dans un vaste horizon vertical aussi massif que le poids du vide, du temps et de l’érosion. Ça fait pompeux de le dire comme ça mais c’est vraiment impressionnant de telles falaises.

Le lendemain on attaque une vraie ligne un peu costaud pour moi, mais avec Gérard et Elo je crains rien. Le cheminement fut pour moi incroyable, vraiment je n’ai pas réalisé sur le coup, mais les passages et les volumes étaient tellement beaux. Une cheminée, une dalle bombée, un moove en dévers avec un beau baquet, une grande vire confort puis à la première à droite après l’arête tu prends 120 mètres de vide dans la face, et là, tu intériorises, la concentration est intense, tu respires, le temps ralentit, tout disparaît, à par la roche, ton corps et ton esprit. Sur le plan mental surtout, les craintes, les postures et les ardeurs superficielles se désintègrent. Tu te rencontres.
Je connaissais déjà ces moments, mais c’est plus fort cette fois ci, plus pur. Le vide devient abstrait et tellement il est présent, la paroi devient ton sol et tu rampes contre, et à la foi avec  la gravité, les gens de ta cordée deviennent encore plus précieux, le monde se rétrécit, il tient tout entier sur ces énormes masses rocheuses.

Puis vient le sommet, je passe les moments où j’ai tiré sur tout ce que je pouvais, corde, clous, dégaines, racines, fierté comprise, mais vient le sommet tout de même et une forme d’exaltation et de relâchement, qui en réalité ne sera complet qu’une fois redescendu après les rappels qui sont un super moment de contemplation. Une fois mon pied au sol, tout se relâche, la faim, les crampes, les émotions. J’étais profondément ému quand je suis arrivé près de la voiture.
J’avais vraiment accompli ça. L’impression de l’avoir physiquement rêvé, comme si c’était impossible de l’avoir fait, alors que les douleurs me prouvaient le contraire.

Les émotions se sont stabilisées dans la soirée pour me laisser dans la tête et dans le cœur des souvenirs en béton armé, ceux qui te rappellent ce que tu veux faire de ta vie quand tu as un doute.
Dans ce gite pas de wifi, pas de réseau Gsm, du coup nous avons passé plus de temps à échanger. Ce qui fit naître un sentiment de petite horde (du contrevent) particulièrement ressenti lorsque l’on a rejoint ce monde superficiel et mise aux normes ; remplis d’humains d’élevage ultra-domestiqués vadrouillant dans la première station essence, sur le chemin du retour…

Un immense merci à Ophélie, Pierre Fu, Camille, Éloïse, Luca, Céline, Gérard, Gabrielle.
Grâce à vous j’ai chopé cette foutue chimère, et me voilà, ou plutôt me revoilà prêt à dévorer ce qu’il me reste de temps à vivre, en croquant plus fort, en étant plus fort.

Note pour moi d’il y a trois ans, et à ceux qui ne connaissent pas ça, dépêche-toi d’aller le vivre…

Sam, qui écrit avec le ventre.